2017 • lire un monument

Lire un monument

" nous sommes le vendredi 9 décembre 2016, à la grand combe dans le gard, face à l’église
il est 1h moins 5
soleil d’hiver

nous sommes au centre d’une grande place
nous sommes dans le cas typique d’un triangle église - mairie - monument aux morts
la place est dégagée, elle a été refaite récemment, en tous cas il y a une dizaine d’années maximum

on pourrait appeler ça une grande esplanade avec des arbres qui la bordent
l’axe est surtout dirigé vis à vis de l’église
le monument est profil à l’église
C’est un grand groupe sculptural posé sur un socle en marbre, un soldat mort, couché sur un lit de palmes, est recouvert par le tissu de son étendard. Au-dessus de lui, une Victoire couronnée de feuilles de laurier tend ses mains qui tiennent une couronne de feuilles ou de plumes. Sous ses deux ailes déployées, deux groupes de personnages : à droite, deux mineurs, torses nus, reconnaissables à la lampe qu’ils portent à leur taille. L’un des deux tient une pioche. À gauche, une veuve avec son enfant dans les bras et un homme âgé appuyé sur sa canne. Les mineurs regardent droit devant eux, les civils ont le regard baissé. A l’arrière de la Victoire deux écoliers, une fille et un garçon, semblent soutenir ses ailes avec des palmes végétales qu’ils tiennent dans leurs mains.
je vois des signes républicains comme les palmes, c’est surtout les enfants qui les portent
la Victoire — nationale — féminine — maternelle — la mère patrie
je vois une signature sur le socle de la sculpture haute : Real del Sarte
je vois plusieurs inscriptions
À la victoire du droit 1918
Aux enfants de la Grand Combe morts pour la France 1914-1918
une citation de Jaurès: L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invisible espoir
je vois une urne de type funéraire comportant peut-être des cendres ou peut-être de la terre, avec les dates des deux conflits mondiaux : 1914-1918, 1939-1945, souvenez-vous
je vois des chaînes piétinées par la Victoire
je ne vois plus le duo d’hommes maghrébins qui était assis sur le petit banc derrière
je ne vois plus les enfants qui jouaient tout à l’heure sur le parc qui a été aménagé à côté du monument
je vois deux adolescents qui jouent au foot en mettant de la musique
je ne vois pas le marché qui occupe la place un certain jour de la semaine
je ne vois pas les collégiens qui étaient présents lors de la cérémonie du 11 novembre 2014 et avec qui nous avions travaillé
je vois des arbres qui encadrent le monument, d’une certaine manière le monument a pris la place d’un arbre dans la symétrie et l’alignement
En fait dans le travail en archives qu’on a pu faire, et dans les discussions avec certains des habitants et des élus, on a découvert que le monument avait été déplacé. Il était auparavant en plein centre de la place, il faisait face à la mairie, à l’église, et d’une certaine manière s’opposait ou affrontait la verticalité de l’église. Il était entouré d’une pelouse, elle-même clôturée d’une barrière en ferraille et ce monument de 14-18 a été construit à l’emplacement même d’un précédent monument — d’un double monument — qui était celui de la guerre de 1870 et aussi un monument en hommage aux fondateurs de la Grand Combe qui étaient des personnages de la Compagnie des Mines.
Et le monument aux morts qui a été déplacé et a changé de face fait maintenant face au collège de la Grand Combe, le collège Léo Larguier, dont le bâtiment était auparavant le siège social de la Compagnie des Mines.
Et ce bâtiment, devenu collège, a été construit en 1923 alors que le monument a été construit, lui, en 1922. Du coup, le monument fait maintenant face au collège. Il regarde les collégiens. Mais c’est toujours une question dynamique de se demander si : un monument aux morts ça regarde les collégiens ? "

Lire un monument. Fruit de la pluralité des approches sur la question des monuments aux morts depuis le début de notre projet, ce nouveau cycle de vidéos s'attache à synthétiser et potentialiser nos regards.
Un monument aux morts, de fait, ne se réduit pas qu'à sa seule dimension historique – même si celle-ci semble première –, il est aussi l'amalgame pluriel de différents signes qu'il nous parait stimulant de restituer et de rapprocher. Signes urbanistiques, puisque son emplacement a été l'objet de négociations ; architecturaux, selon qu'il est signé ou non ; artistiques, il est lisible selon un rapport à l'histoire de l'art de son époque ; symboliques, de part sa fonction, mémoriaux, car il reste un lieu de pratiques civiques ; locaux, car même générique il est toujours singulier à une commune ; etc.
Pensées à la fois comme un projet d'image et de performance, ces vidéos sont filmées en une seule prise : le vidéaste, Thomas Bernardet, et le performeur, Laurent Pichaud, se lançant parallèlement dans une spontanéité d'autant plus riche qu'elle est nourrie d'une méthodologie précise.
Plan séquence et discours sont investis à la fois dans leur rapport au réel – témoigner de ce que l'on voit au moment où on le voit –, et dans leurs savoirs – le discours cherchant, à travers un jeu subtil d'une circulation entre différents registres littéraires et oraux, à restituer une documentation vécue à même le monument depuis plusieurs années.
L'exemple du monument de La Grand Combe est symptomatique à ce sujet : depuis 2014, l'équipe a autant nourri son regard en travaillant sur place auprès de différents publics qu'en explorant précisément des archives. La mairie, mais surtout la Maison du Mineur, nous ont généreusement ouvert leurs portes, à maintes reprises, depuis le début du projet.